11 avril 2024                L'AVENTURE HYDROELECTRIQUE DU GAVE D'ASPE

par     Régine PEHAU-GERBET

 

Professeur d’Histoire et Géographie, Régine Péhau-Gerbet a longtemps vécu à Bedous et s’est prise de passion pour la Vallée d’Aspe dont elle a parcouru tous les sentiers et vallons, rencontrant les habitants. Dans les années 80, les derniers témoins de l’aventure de la construction de la voie ferrée de Pau vers l’Espagne ont enrichi son travail de recherche publié dans « Le Transpyrénéen en Vallée d’Aspe, une construction et des hommes ». Elle était venue nous en parler le 28 mars 2012 (ICI).

 

Retraitée et disposant de temps, Régine s’est repenchée sur le sujet, imaginant la vie pendant cette période au hameau des Forges d’Abel dans le roman : « La maîtresse des Forges » en 2017 puis dans une aventure entre l’émigration vers les Amériques et la Vallée d’Aspe dans le roman « L’inauguration » en 2019. Avec la vallée d’Aspe, l’ Emigration est en effet un autre sujet de recherches qui occupe et passionne l’historienne. Investie auprès de l’Association pour la Mémoire de l’ Emigration (AME), dont elle est vice-présidente, Régine collabore à la revue Partir depuis 2011 et signe des articles sur l'histoire de l'émigration pyrénéenne aux Amériques et dans le monde. Elle nous en avait fait profiter le 24 avril 2018 (ICI).

 

Régine ne pouvait ignorer dans cette vallée un élément exploité de tout temps par les hommes, l’eau s’écoulant des sommets par les ruisseaux et torrents pour former le Gave d’Aspe, source d’énergies et donc d’activités. Elle vient de publier en 2023 le livre qu’elle nous présente ce soir :

 

 

L’hydroélectricité en vallée d’Aspe se développe au début du XXe siècle en lien direct avec la construction de la ligne de chemin de fer reliant la France à l’Espagne par le tunnel du Somport. Des crêtes frontière, les eaux ruissellent pour se rassembler dans le gave d’Aspe devenant Gave d’Oloron puis avec le gave de Pau, Gaves réunis jusqu’à l’Adour qui se jette dans l’Océan à Bayonne.

 

 

En territoire montagnard et de piémont sur une soixantaine de kilomètres du Somport jusqu’à Oloron, l’aventure court sur une cinquantaine d’années de 1908 à 1964. Des aménagements ou réaménagements concernent six centrales et trois barrages en vallée d’Aspe : Estaens, Forges d’Abel (Anglus), Baralet (Peilhou), Borce, Eygun-Lescun et Esquit ; tandis que le piémont regroupe cinq centrales : Asasp, Gurmençon, Soeix, Oloron Sainte-Marie et Sainte-Claire.

 

Si l’hydroélectricité est connue dès le XIXe siècle, au début du XXe, les Pyrénées occidentales ne connaissent que très peu d’installations. Il existe bien environ 1500 petites entreprises exploitant l’énergie hydraulique, scieries, filatures, moulins à farine  mais seulement 10% emploient l’électricité comme à Soeix qui alimente les couvertures Mazères de Bidos, une tannerie et des tissages à Oloron, l’excédent de production servant à l’éclairage de la commune et des petites cités voisines. A Bedous, une petite usine permet d’éclairer le centre bourg.

 

Des usines de chantier à la réalisation des dernières centrales.

 

 A partir de 1910, les entrepreneurs Lillaz et Desplats chargés des percements du  tunnel hélicoïdal et de celui du Somport, conscients des besoins énergétiques élevés pour conduire les chantiers et de ceux à venir pour la traction des trains compte tenu des très fortes pentes, vont tout mettre en œuvre pour acquérir les terrains permettant d’installer des centrales aux endroits les mieux adaptés.

Ainsi, une petite usine sera implantée au bas du torrent d’ Arnousse  et une autre aux  Forges d’Abel, recueillant les eaux du gave d’Aspe et du torrent d’ Espelunguère. Afin d’assurer la constance d’alimentation de cette installation, un barrage est construit à Anglus et les eaux du lac d’ Estaens surélevé sont captées avec l’accord des autorités espagnoles. Le renouvellement de cet accord ne se fera pas sans négociations compliquées.

 La pénurie de charbon due à la guerre de 1914 va entrainer le développement rapide de la houille blanche et en peu de temps une vingtaine de centrales seront construites dans le massif pyrénéen.

 

 

En 1921 la Société des Forces Motrices de la Vallée d’Aspe (SFMVA) est créée pour réaliser un plan d’aménagement intégral et rationnel comportant neuf centrales en cascade d’ Estaens (1750m) à Asasp (240m). La réalisation de ce plan se fera en deux  tranches. D’abord la centrale d’ Esquit en 1922-1924 (8MF), les Forges d’Abel, existante mais agrandie 1923-1924 (6MF), Estaens 1923-1926 (5MF), Eygun-Lescun 1927-1931 (45MF) et enfin Baralet 1924-1927 (30MF). La SFMVA en difficulté financière devant les dépenses très importantes occasionnées par les travaux devra céder ses parts à la Société des Forces Motrices du Béarn (SFMB) qui prendra en charge les réalisations de la centrale d’ Eygun-Lescun.

 

 

Une seconde tranche de travaux, Asasp-Escot  ne se fera que trente ans plus tard du  fait de la crise des années trente et de la Second Guerre mondiale. Le chantier mis en œuvre par EDF comprend une galerie de 13 km. La petite centrale de Borce verra le jour en 1964.

 

Au bilan de ces aménagements, les objectifs de la SFMVA ont été atteints en une dizaine d’années avec 8 centrales. La voie ferrée était électrifiée pour l’inauguration en 1928 de la ligne jusqu’à Canfranc. Du côté d’Oloron et Gurmençon, dans le même temps (1922-1930) quatre usines ont été rachetées et agrandies pour accroître leur capacité de production.

 

 

 

Le développement des centrales a mobilisé d’importants capitaux pour obtenir de meilleurs rendements. Il est important d’amortir les investissements et réaliser des bénéfices. Dès 1922 les lignes à haute tension se construisent en nombre et l’électricité peut être transportée sur de longues distances. La SFMVA construit ses propres lignes mais c’est surtout la compagnie du Midi qui maille le territoire.

 

En 1928, le SFMVA vend sa production pour 23% en Vallée d’Aspe, 22% vers Oloron-Bayonne, Oloron-Agen, et 55% vers Laruns où L’Union des producteurs d’ Électricité des Pyrénées occidentales diffuse largement sur le territoire pas les lignes de la Compagnie du midi.

 

La ville d’Oloron.

 

La ville d’Oloron, éclairée jusque-là au gaz sera dès 1887 parmi les premières villes  électrifiées. L’usine Lavigne de Sainte-Marie l’alimentant sera en 1922 rachetée par L’ Énergie industrielle, premier distributeur d’électricité en France qui est intéressé par toutes les petites centrales des Pyrénées. Ce sera le cas de l’usine de Soeix, modernisée avec l’ambition de toujours produire plus pour engranger davantage !

 L’ énergie industrielle délègue en 1926 la distribution d’électricité d’Oloron et en 1932 celle de la vallée d’Aspe suite à la faillite de la SFMVA à sa filiale « Société Hydro-électrique des Basses Pyrénées » (SHEBP). Trois industriels oloronais, devant la mauvaise qualité du service rendu par le distributeur créent leur propre ligne à partir de l’installation hydroélectrique de l’un d’entre eux au grand dam de la SHEBP qui perd trois clients gros consommateurs. Cette Ligne  électrique privée du Jardin public   fonctionnera jusqu’en 1958.

 

Alpâte au pont de Lescun.

 

En 1936, la SFMB consent à la Société Aluminium Méridional un bail sur des parcelles (6000 m²) attenantes à la centrale  d’ Eygun-Lescun et l’assiste dans la l’édification de bâtiments industriels où seront fabriqués de la pâte d’aluminium « Alpâte » et des pigments pour peintures d’aluminium. L’usine emploie sept ouvriers. En 1940, la guerre provoque l’arrêt de l’usine qui reprendra en 1946 sur les mêmes terrains vendus alors par la SFMB. C’est désormais avec Électricité de France que les contrats de fourniture d’énergie sont passés à des conditions plus onéreuses. C’est le début d’une belle aventure avec l’ Alcal France, filiale du groupe canadien Aluminium Limited Canada dont l’implantation en France a été renforcée en 1928. L’usine du pont de Lescun passe en 1982 sous la coupe de Toyo Aluminium, devient la propriété de Toyal Europe en 1997 et reste aujourd’hui avec 115 salariés le poumon de la Vallée d’Aspe.

 

L’usine hydroélectrique de Gurmençon et la chocolaterie Rozan.

 

 A Gurmençon, un moulin polyvalent est en activité dès le XVIe siècle au bout d’un canal de dérivation de 800m. Il est racheté en 1905 par Joseph Bourdeu propriétaire d’une tannerie dont l’activité s’est développée à Oloron de 1849 à 1923. A partir de 1910, les premières productions d’électricité sont amenées par une ligne jusqu’à la tannerie.

 

Quand Maurice Rozan de Mazilly crée avec Joseph Bourdeu en 1927 la Société anonyme des forces motrices de Gurmençon l’usine est équipée d’une turbine de 250CV mais, avec un potentiel de 940CV, elle répond parfaitement à ce que cherche l’industriel désireux de développer son activité de fabrication de bonbons et autres tablettes gourmandes très exigeantes en énergie. Sur des terrains proches du cimetière Sainte-Marie il construit un bâtiment de 1000 m² qui sera alimenté par une ligne aérienne de 10 000 volts venant de Gurmençon. C’est le début de l’aventure de la Société anonyme Chocolat Rozan rachetée par la société Lindt et Sprüngli en 1997. Aujourd’hui, Lindt avec son millier de collaborateurs reste  l’un des principaux employeurs du Haut-Béarn.

 

L’aventure humaine.

 

Gino Valatelli.

  L’interpénétration des chantiers du chemin de fer et des centrales hydroélectriques va réunir tous les acteurs des entreprises. Parmi eux, une figure centrale : Gino Valatelli (1185-1965). Originaire de Padoue, cet ingénieur électricien est remarqué à Barcelone d’où il est détaché au Somport en 1908 pour le percement du tunnel sur 6 km côté espagnol tandis que les français foreront sur 2 km. Appelé à construire une centrale hydroélectrique avec les eaux du rio Aragon, Valatelli collabore avec son homologue français Jean Lillaz. Le 16 octobre 1918, la jonction se réalise. Jugeant des compétences de l’italien, Lillaz l’embauche et lui confie des responsabilités pour l’aménagement de la Vallée d’Aspe. Résidant à Bedous, Valatelli, naturalisé français épouse la nièce de l’associé Desplats en 1919 et prend la direction de la SFMVA.

 

En 1924 il crée l’Auxiliaire, filiale de Génie civil qui prend en charge l’étude et la réalisation des installations hydroélectriques de la vallée. En 1932, il étend son action aux autres vallées pyrénéennes et bien au-delà dans tous les secteurs de France concernés par l’énergie hydraulique.

 

Vers 1950, ces chantiers devenant plus rares, Valatelli convertit son entreprise à la construction immobilière de grands ensembles partout en France. Nous lui devons la ville nouvelle de Mourenx (3200 logements). En 1960, l’auxiliaire construit 11000 logement par an. Avec  6000 salariés elle se consacre pour 85% aux bâtiments et 15% au BTP. Cotée en Bourse elle est n° 1 du bâtiment en France.

 C’est l’auxiliaire qui construit la centrale d’ Asasp avec sa galerie d’amenée d’eau de 13 km.

 Quand Valatelli prend la retraite, l’auxiliaire se développe encore, comptant jusqu’à 27500 employés avant de fusionner avec Fougerolles pour donner en 1953 le groupe Eiffage.

 

Très attaché à la Vallée d’Aspe et au Béarn, Valatelli sera inhumé à Oloron.

 

D’autres Héros.

 

D’autres héros de cette aventure hydroélectrique sont les ouvriers qui ont permis l’exécution de tous les chantiers. Exerçant tous les métiers, charpentiers, foreurs, maçons et manœuvres assurant les déblaiements dans des conditions souvent très difficiles, ils viennent de l’Aragon voisin et ont déjà souvent travaillé à la construction de la ligne de chemin de fer.

 

Antoine Betran.

  Antoine Betran est représentatif de cette population. Venant de 50 km au sud du Somport, il participe à 15 ans, avec son père au percement du tunnel du Somport. On le retrouve peu après dans une scierie à Eygun et en 1927 il participe au percement de la galerie de la centrale d’ Eygun. Marié à une valléenne d’ Eygun avec qui il aura 5 enfants, il ira, laissant là sa famille,  de chantier en chantier au gré des besoins le long de la chaîne des Pyrénées. Pensionné à 100% il retourne à Eygun où il s’éteint à 59 ans sûrement atteint par la silicose comme beaucoup de ces ouvriers employés dans des atmosphères polluées.

 

D’autres pionniers.

 

 D’autres pionniers seront les agents des centrales en vallée d’Aspe, chargés de l’exploitation, qu’il s’agisse de la production ou de l’entretien des équipements dans les centrales mais aussi à l’extérieur sur des périmètres très étendus en terrain  accidenté, par tous les temps sur des installations situées entre 900 m et 1800 m d’altitude connaissant des hivers très rigoureux.

 

Simon Costedoat.

 Ces agents sont recrutés dans la vallée. Robustes, connaissant bien la montagne, ils  sont formés sur le tas comme Simon Costedoat. Charpentier, il travaille à la construction de l’usine d’ Estaens et à la pose de la conduite forcée. En 1924 il est nommé surveillant de l’usine des Forges d’Abel dont il devient le chef en 1932, chargé également de l’usine d’ Arnousse et de celle d’ Estaens. Les agents sont très sollicités par les incidents et accidents affectant les installations comme lors de l’incendie de la centrale des Forges d’Abel qui détruit la salle des machines en 1953. Ils disposent de logements de fonction aux Forges d’Abel où ils ne se sentent pas trop isolés du fait de l’existence de la voie ferrée.

 Hélas, en 1970, l’accident du pont de l’ Estanguet arrête le trafic ferroviaire et en 1973 les centrales sont automatisées, commandées depuis celle du Baralet.

 Les Forges d’Abel sont désertées. L’école ferme.

 

Depuis le début du XXe siècle, l’hydroélectricité n’a cessé de s’améliorer en vallée d’Aspe  comme dans les Pyrénées. Les progrès techniques et l’informatisation de l’exploitation ont abouti à un ensemble compétitif qui respecte les normes de préservation de la nature. On gardera à l’esprit que ce patrimoine est le fruit d’un engagement humain d’exception

 

Pour aller plus loin... et profiter d'une mine d'informations sur le sujet, on consultera le livre de Régine PEHAU-GERBET édité par "Mon Hélios".

 

Les images placées dans le texte et dans la Galerie ci-après viennent de photos prises pendant la conférence et de scans du livre de Régine PEHAU-GERBET que nous remercions pour son aide.

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